Une tempête hivernale s'est creusée sur l'Atlantique Nord jeudi 17 février
2022. Le système dépressionnaire
s'est développé rapidement suivant un processus de cyclogenèse explosive.
La tempête nommée Eunice a traversé les îles Britanniques le lendemain, à
l'origine de vents violents jusqu'en France, le long des côtes de la
Manche et sur l'extrême nord du pays, avant d'affecter le Benelux et
l'Allemagne, puis une partie de la Pologne. Les rafales de vent les plus
fortes ont dépassé 120 km/h et une pointe à 196 km/h a même été relevée en
Angleterre, dont une partie sud avait préalablement été placée en
vigilance rouge par le Met Office, le service météorologique britannique.
Dans les Hauts-de-France, le vent a atteint 176 km/h sur le littoral de la
Côte d'Opale ! On peut visualiser ci-dessous la dépression Eunice vendredi
18 février à mi-journée, alors en progression vers la mer du Nord. Suite
au passage de cette tempête, de nombreux dégâts et des pertes humaines
sont à déplorer. L'article revient sur cet événement météorologique
exceptionnel.
Un vortex polaire fort et l'Europe sous l'influence d'un régime zonal
Avant de s'intéresser précisément à la tempête Eunice, analysons
brièvement la situation à grande échelle en février. Le vortex polaire -
tourbillon cyclonique d'échelle planétaire au pôle dans la stratosphère et
la haute troposphère, dû au gradient méridien de température - peut avoir une
influence notable sur les conditions météorologiques que nous rencontrons
en hiver. La figure suivante montre l'anomalie de géopotentiel (à gauche)
et l'anomalie de vent zonal (à droite) à 100 hPa, c'est à dire vers 15-16
km d'altitude, sur une période de dix jours précédant le creusement de la
tempête Eunice. On constate alors que le géopotentiel au pôle dans la
partie inférieure de la stratosphère est anormalement bas et que
parallèlement la composante zonale du vent est plus élevée que la normale
entre 50 et 70 degrés de latitude nord, de l'Alaska à l'Europe du Nord.
Le vent zonal moyen à 10 hPa et 65 degrés de latitude nord est représenté
sur le graphique ci-dessous. Les vents d'ouest dans la stratosphère
soufflent en moyenne à près de 50 m/s (courbe bleue) mi-février, pour une
moyenne climatique d'environ 20 m/s. Les valeurs observées sont
supérieures au dernier décile de la distribution climatologique. A
l'approche de la saison froide, le vortex polaire et la circulation zonale
ont tendance à se renforcer suite à l'augmentation du gradient thermique
entre la zone tropicale et le pôle, lequel se refroidit. Le vortex polaire
est en moyenne à son apogée début janvier puis il a tendance à faiblir, mais il est resté fort en février. La prévision (courbe rouge) indique un affaiblissement soudain lors de la transition vers le printemps météorologique.
L'activité du vortex polaire s'est manifestée en
Amérique du Nord par des descentes d'air froid arctique ayant un impact
sur la dynamique atmosphérique au-dessus de l'Atlantique Nord. L'Europe était en février sous l'influence d'un régime NAO+ : le champ de pression était plus élevé que la normale au voisinage des Açores et anormalement
faible en Europe du Nord. Par conséquent, le gradient méridien de pression
et le vent zonal étaient forts aux latitudes moyennes (figure ci-dessous, en
haut). Après une période dominée par des conditions anticycloniques, le
temps est devenu plus agité. L'Europe était alors sous l'influence
d'un temps généralement doux, humide au nord où circulent les
perturbations synoptiques, mais sec plus au sud du continent et vers la
Méditerranée.
La situation précédant le creusement de la tempête
Avant son développement, la future tempête a déjà un nom, Eunice. Car d'après les modèles de prévision, s'il demeure en réalité une incertitude sur la trajectoire du système et l'intensité du vent, l'occurrence d'une tempête en Europe de l'Ouest ne fait plus aucun doute. Mercredi 16 février, l'atmosphère est très barocline (fort gradient d'épaisseur sur la carte suivante) entre l'anticyclone des Açores et les bas géopotentiels au voisinage de l'Islande. Un rapide courant d'ouest-sud-ouest s'est établi (isohypses en noir rapprochées à 500 hPa), et un front froid s'étire sur l'Atlantique, lié à la dépression Dudley s'apprêtant à affecter les îles Britanniques. Cette zone frontale sépare l'air chaud subtropical de l'air froid polaire. La flèche rouge à gauche de la carte pointe vers une petite anomalie de pression naissante en surface, apparaissant au sein de la zone barocline, sur le flanc est d'un thalweg d'altitude.Une masse d'air très froid s'écoule depuis le Labrador (faibles épaisseurs en mauve sur la carte). L'air se déplace suivant les isobares ou les isohypses, laissant les basses pressions ou les bas géopotentiels sur sa gauche dans l'hémisphère nord. Or les isobares au niveau de la mer (en blanc) et les isohypses à 500 hPa (en noir) se coupent sur la carte dans la zone barocline. Par conséquent, dans le cas présent, le vent tourne dans le sens anti-horaire avec l'altitude, impliquant une advection froide. Les flèches bleues ajoutées indiquent grosso modo la direction du vent moyen dans l'atmosphère libre, et pointent vers des régions où on observe effectivement une advection froide. L'atmosphère y est active du point de vue de la dynamique atmosphérique.
Sur la prochaine figure, image infrarouge de 12 h UTC le 16/02 à laquelle
les isothermes et les barbules de vent à 850 hPa sont superposées, il
apparaît une structure nuageuse (en gris clair) indiquée par la flèche
noire, évoluant dans une région barocline (les isothermes à 850 hPa sont
très rapprochées), correspondant en fait à l'endroit montré sur la carte
précédente où une onde de surface se forme.
Ces nuages se développent immédiatement au nord d'une bande frontale dense dont les sommets nuageux sont plus élevés, et en aval du thalweg d'altitude encore peu prononcé à ce stade. Le gradient thermique horizontal s'intensifie (frontogenèse) et l'écoulement en altitude transporte du tourbillon cyclonique, ce qui favorise déjà le soulèvement dans les niveaux inférieurs. A l'ouest, l'orientation du vent par rapport aux isothermes indique une advection froide dont l'effet est d'amplifier peu à peu la perturbation atmosphérique.
La phase de développement sur 24 heures
A 12 h UTC le 17/02, la pression mer s'est abaissée à 1001 hPa. La
dépression s'est ainsi déjà creusée de 24 hPa en 24 heures, dont une chute
de 18 hPa entre 00 h UTC et 12 h UTC le 17/02 : le creusement est explosif.
La carte ci-dessous illustre la situation météorologique ayant bien évolué
par rapport à la veille. La zone barocline ondule (cf. le champ d'épaisseur)
sous l'effet de la circulation cyclonique. Le thalweg à 500 hPa est décalé
vers l'amont par rapport à la dépression de surface, traduisant une
perturbation en développement. A l'ouest du minimum de surface, le vent de
nord-ouest tourne avec l'altitude dans le sens anti-horaire pour s'orienter
au secteur ouest-sud-ouest à 500 hPa ; on y observe une advection froide. A
l'est en revanche, le vent de sud en surface fait une rotation horaire avec
l'altitude et on a une advection chaude.
Les advections de température contribuent à l'amplification de l'onde
synoptique en même temps que cette dernière se propage vers l'est.
L'advection chaude augmente les épaisseurs à l'est, la pression diminue en
surface et la dorsale d'altitude tend à se développer. L'advection froide
réduit au contraire les épaisseurs et le thalweg d'altitude se creuse.
Les advections thermiques de part et d'autre de la dépression ont pour conséquence un accroissement du gradient thermique ouest-est. L'atmosphère tente de maintenir l'équilibre du vent thermique par des mouvements verticaux et horizontaux venant contrarier les effets "destructeurs" des advections dues à la circulation équilibrée. C'est notamment la raison pour laquelle les mouvements ascendants s'accentuent là où se produit l'advection chaude : la détente et le refroidissement adiabatique de l'air en s'élevant s'oppose au réchauffement induit par le transport méridien d'air chaud subtropical. Une circulation secondaire - verticale et horizontale - se développe en fin de compte pour assurer le maintien des grands équilibres de l'atmosphère, et la dépression s'intensifie via une rétroaction positive en convertissant l'énergie potentielle utilisable associée à la baroclinie en énergie cinétique.
Le développement de la tempête se poursuit au cours de la journée du 17/02
via un couplage efficace entre l'anomalie de tourbillon en basses couches
et l'anomalie de haute troposphère. L'interaction barocline conduit ainsi
à un creusement supplémentaire de 29 hPa en à peine 12 heures, entre 12 h
UTC le 17/02 et 00 h UTC le 18/02. La dépression Eunice est alors une
véritable bombe météorologique approchant de l'Irlande et du Royaume-Uni.
La figure suivante montre bien l'intrusion sèche
(en noir à l'imagerie WV) qui accompagne l'enfoncement de la tropopause
dynamique lors de la cyclogenèse, par intervalle de 3 heures entre 15 h
UTC le 17/02 et 00 h UTC le 18/02.
On visualise parfaitement la tête nuageuse de la perturbation. Les
nuages du front chaud rétrograde commencent à s'enrouler autour du minimum
dépressionnaire à la fin du processus barocline. La petite flèche rouge
sur l'image en bas à droite indique l'endroit où peut se présenter un
sting jet, un courant de méso-echelle descendant vers la surface en
lien notamment avec le refroidissement par évaporation, pouvant occasionner des vents très
violents en association avec le courant transporteur d'air froid faisant le tour de la dépression.
L'advection chaude et l'advection froide à 700 hPa sont intenses jeudi
soir, respectivement dans le secteur chaud de la perturbation et à
l'arrière du front froid (figure ci-dessous à gauche). On observe une
dissipation partielle des nuages associés au front froid, pouvant être due
à l'afflux d'air froid et sec. Dans l'atmosphère instable de la traîne,
des nuages convectifs porteurs d'averses évoluent dans un courant de
nord-ouest. Suite à l'intensification de l'anomalie d'altitude
interagissant avec le courant-jet, un rapide de jet se forme au sud de la
dépression de surface (cf. module du vent à 300 hPa en jaune), laquelle se
creuse ainsi quelques heures en sortie gauche de jet streak, où le champ
de vent est divergent en altitude. La pression passe de 988 hPa à 972 hPa
entre 18 h UTC le 17/02 et 00 h UTC le 18/02 quand l'interaction barocline
cesse, soit une baisse importante de 16 hPa en 6 h !
Voici quelques paramètres en coupe verticale à travers la tempête Eunice
(entre les points A et B sur l'image plus bas) lors de l'interaction
barocline. A gauche, l'anomalie positive de tourbillon potentiel à la
tropopause se couple avec le tourbillon de basses couches toujours
légèrement déphasé vers l'aval et associé à une anomalie chaude. De la vitesse verticale est générée en aval (ascendance) et en amont (subsidence). L'air sec d'origine stratosphérique descend dans la troposphère (coupe verticale en haut à droite). Les mouvements
ascendants s'accompagnent de convergence dans les niveaux inférieurs et de
divergence près de la tropopause, tandis qu'inversement les mouvements
descendants à l'arrière du système s'accompagnent de divergence près de la
surface et de convergence du vent en altitude (coupe verticale en bas à
droite).
Stade mature le 18 février 2022
Avant de traverser le Royaume-Uni, Eunice est une très forte tempête au
large de l'Irlande. Le front chaud donne des précipitations modérées sur
les îles Britanniques. L'analyse montre une fracture frontale,
caractéristique d'une évolution suivant le modèle de Shapiro-Keyser.
La figure suivante illustre les principaux flux relatifs à la perturbation
dans la nuit de jeudi à vendredi :
- le courant transporteur d'air chaud (warm conveyor belt) en provenance du sud-ouest et s'élevant dans la troposphère, alimentant le système en chaleur et humidité permettant la formation des nuages et des précipitations ;
-
le courant transporteur d'air froid (cold conveyor belt) à
l'avant du front chaud, s'enroulant autour de la dépression au
nord-ouest ;
- le flux d'air sec descendant en moyenne troposphère.
A droite, il s'agit de l'image WV avec la même emprise, au même instant. La flèche rouge pointe vers la zone où les vents sont les plus forts en surface d'après l'analyse. La couleur vire graduellement du blanc-gris au noir car l'air s'assèche en altitude et les nuages se dissipent.
En milieu de matinée de vendredi, les vents les plus violents en surface sont localisés en mer, entre l'Irlande et le Pays de Galles. En coupe verticale, on met en évidence un jet de basses couches (40 m/s environ) et une subsidence de l'air.
Image WV et barbules de vent à 950 hPa (en haut) le 18/02/2022 à 09 h UTC, coupe verticale suivant la flèche noire (source EUMeTrain, données ECMWF)
Observations au passage d'Eunice
Le 18 février 2022, la tempête Eunice frappe sévèrement une partie de
l'Europe. Les isobares sont très resserrées dans le secteur sud de la
dépression, où les vents sont les plus violents, à l'arrière du front
froid. En matinée, la tempête affecte le sud de l'Angleterre et du Pays de
Galles, les côtes de la Manche. Le minimum dépressionnaire vient ensuite
se positionner en mer du Nord où la pression au centre diminue à nouveau
de quelques hectopascals, tandis que les vents violents se décalent vers
le nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas. L'Allemagne est touchée
en soirée et dans la nuit de vendredi à samedi.
La carte des rafales maximales de vent observées au passage de la tempête
fait apparaître clairement le couloir de vents forts, du sud des îles
Britanniques à l'Allemagne. Voici quelques valeurs extrêmes mesurées :
- 196 km/h à l'Ile de Wight (Manche)
- 176 km/h au Cap Griz-Nez (Nord-Pas-de-Calais, France)
- 152 km/h à Boulogne (Nord-Pas-de-Calais, France)
- 151 km/h à Jabbeke (Belgique)
- 144 km/h à l'Ile de Portland (Manche) et à Houtribdijk (Pays-Bas)
Dans les Hauts-de-France, le vent a dépassé 120 km/h jusque dans l'intérieur des terres, notamment à Lillers (141 km/h), Steenvoorde (139 km/h), Arras (131 km/h), Lille (130 km/h), Cambrai et Abbeville (129 km/h).
Le front froid était matérialisé par une bande étroite de précipitations localement intenses et accompagnée de fortes rafales de vent.
Image IR et réflectivité radar (en haut) le 18/02/2022 à 12 h UTC,
coupe verticale entre A et B (source EUMeTrain, données ECMWF)
Le vent se renforce nettement l'après-midi pour souffler jusqu'à 120-130 km/h par rafales, alors que le vent moyen dépasse 80 km/h. La baisse de l'humidité relative et du point de rosée entre le matin et l'après-midi traduit le changement de masse d'air. La pression atmosphérique remonte progressivement.
En fin de journée, alors que la tempête frappe la Belgique et les
Pays-Bas, des lignes d'averses localement bien venteuses arrivent sur le
nord-ouest de la France par la Manche.